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Frédéric Ducoulombier (EDHEC-Risk Climate) : « La double matérialité sert à la fois les investisseurs et la société civile »

Frédéric Ducoulombier , EDHEC-Risk Climate Impact Institute Director

Début octobre, dans Le Monde, Emmanuel Faber (ISSB), affirme que l'approche de la double matérialité relative aux publications d’informations en matière de durabilité est un concept simpliste dont la popularité découle d'une "triple illusion" [...] Frédéric Ducoulombier, directeur de l’EDHEC-Risk Climate Impact Institute, revient sur les éléments clés de ce débat.

Temps de lecture :
19 oct 2023
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Dans une tribune parue dans Le Monde le 10 octobre (1), Emmanuel Faber, Président du Conseil de l'International Sustainability Standards Board (ISSB) de la Fondation IFRS, affirme que l'approche de la double matérialité relative aux publications d’informations en matière de durabilité est un concept simpliste dont la popularité découle d'une "triple illusion".

Cette offensive – la matérialité simple suffirait à financer une transition juste – survient alors que la proposition de règlement délégué sur le premier jeu de normes Européennes d’information en matière de durabilité (ESRS en anglais (2)), qui placent la double matérialité au cœur de leur approche, est examiné par les colégislateurs de la Commission Européenne. Frédéric Ducoulombier, directeur de l’EDHEC-Risk Climate Impact Institute (3), revient sur les éléments clés de ce débat (4).

 

Qu’entend-on par « matérialité » ?

La matérialité est un concept comptable important dont la définition a évolué au fil du temps pour répondre aux changements de priorités. Cette définition reste contestée, en particulier en ce qui concerne les questions de responsabilité des entreprises et de durabilité – dont les définitions elles-mêmes ne font pas consensus.

Ce qui est raisonnablement établi, c'est qu'une information est considérée comme matérielle dans le cadre de la production d’états financiers et comptables par une entreprises si son omission, sa déformation (ou son obscurcissement) pourrait influencer les évaluations ou les décisions prises par les utilisateurs. Cependant, la matérialité dépend des perceptions de qui sont ces utilisateurs et de ce que sont leurs besoins informationnels.

 

A quoi correspondent les matérialité simple et double ?

La vision « traditionnelle » de la matérialité en usage est définie en référence aux décisions financières des investisseurs et créanciers actuels ou potentiels. Cette perspective dite de matérialité financière n'implique pas nécessairement de négliger les facteurs environnementaux ou sociaux, ou d’ignorer le bien-être, les besoins et les aspirations des parties prenantes autres que les apporteurs de capital, mais ces éléments sont intégrés seulement dans la mesure où un argument économique (« business case ») le justifie. Cette approche nourrit la matérialité dite simple, où seules informations liées à la durabilité qui nécessitent d’être publiées sont celles qui sont considérées par l’entreprise et ses auditeurs comme ayant une matérialité financière.

La vision alternative, dans laquelle s’ancre la matérialité dite double, prend en compte les besoins d'une multiplicité de parties prenantes (en considérant la nature comme partie prenante silencieuse) qui sont ou pourraient être affectées par les activités de l’entreprise. Cette perspective alternative exige la divulgation des incidences (et risques d’incidences) significatives de l’entreprise sur les questions sociales et environnementales, indépendamment leur matérialité financière. Les ESRS adoptent une approche de "double importance relative" ou "double matérialité" qui exige de l’entreprise qu'elle divulgue à la fois, les risques et opportunités liés aux questions de durabilité dans la mesure où ils ont une matérialité financière - en conformité avec les normes de l'ISSB - et les incidences significatives de ses activités sur les questions de durabilité (tout au long de ses chaînes de valeur).

 

Quelles sont les critiques formulées par M. Faber?

M. Faber qualifie la double matérialité de simpliste, accuse ses partisans de rejeter la matérialité financière et soutient que seule la matérialité financière (ou matérialité simple) est nécessaire pour réorienter les fonds requis vers une transition juste. Il affirme également que l'ISSB a suffisamment élargi sa définition de la matérialité comptable pour que l’entreprise devienne gardienne des « capitaux humains, sociaux et naturels qu’elle mobilise » et conclut son exposé par un appel à « éteindre des querelles hors-sol ». Comme la double matérialité englobe la matérialité financière, il est difficile de comprendre comment elle pourrait la rejeter. Et comme elle dépasse la matérialité financière, il est difficile de la considérer comme "simpliste".

Surtout, M. Faber affirme que la double matérialité « entretient une triple illusion ». (5)

La première illusion serait que « la puissance performative de la matérialité », que M. Faber définit comme une réaction de marché “immédiate, claire, et forte”, puisse être « transposable hors de l’économie. »  Selon lui, les informations d’impact servent à « myriade d’utilisations parcellaires de l’information, dont l’impact est infime. » Remarquons que la matérialité financière au sens comptable est définie par rapport au jugement d'un investisseur « raisonnable » plutôt qu’en référence à la réaction hypothétique d'un marché implicitement efficient. Selon nous, les investisseurs et autres parties prenantes ont toujours intégré des considérations non financières dans des décisions qui impactent financièrement les entreprises. Sur les marchés, lorsque le poids des parties prenantes réagissant de manière similaire à un problème environnemental, social ou de gouvernance (ESG) augmente, ce problème peut devenir financièrement matériel pour l’entreprise et ses apporteurs de capitaux. Et bien que cette évolution se produise généralement progressivement à mesure que les impacts deviennent mieux compris ou que les normes sociétales évoluent, l’acquisition de la matérialité financière par une question ESG est parfois si rapide qu'elle peut causer la faillite d’une entreprise qui la traitait comme sans danger pour elle.

La deuxième illusion serait « que la double matérialité permettrait une comptabilisation exhaustive des impacts d’une entreprise. » Cependant, ni les utilisateurs financiers et non-financiers raisonnables, ni les législateurs, n’exigent « des millions de points de référence de bioéquilibres en données GPS » comme voudrait le faire croire M. Faber. Il s’agit seulement  de divulguer les impacts matériels pertinents pour les parties prenantes tels que déterminés par l’entreprise.

La troisième illusion serait selon lui de croire « que la double matérialité serait coercitive pour les entreprises, et donc efficace en soi. » La publication d’information serait assimilée à un changement de comportement des entreprises et la double matérialité pourrait alors « occulter le besoin d’ambition politique ». Cet avertissement de M. Faber fait sens en théorie car l'introduction d'obligations d’information a trop souvent été promue comme une réponse de « droit souple » aux maux de la société. Mais en pratique, le rôle des ESRS est d'assurer la transparence et la responsabilité des entreprises en ce qui concerne leurs incidences et leurs risques et opportunités en matière de durabilité, dans le cadre plus large des objectifs et politiques substantiels de durabilité du Pacte vert pour l’Europe. La double matérialité n'est pas le Cheval de Troie des intérêts du statu quo (« business as usual »). En réalité, certaines des parties prenantes qui font actuellement pression pour retarder ou faire dérailler la réglementation sur le fond sont les mêmes qui s'opposent à l’extension des obligations d’information.

 

A l’inverse, quels arguments essentiels soutiennent fortement, selon vous, la double matérialité ?

La poly-crise environnementale et sociale à laquelle nous sommes confrontés est la preuve d'une défaillance du marché liée aux externalités de l’activité économique. Documenter ces externalités (perspective des incidences) et le risque qu'elles soient partiellement internalisées (perspective de la matérialité financière) est insuffisant. Ce dont nous avons réellement besoin, c'est de produire une législation exigeant que les dommages causés par les activités économiques soient ramenés dans les limites nécessaires au maintien des écosystèmes qui soutiennent les civilisations humaines. Et dans le même temps, de fournir aux entreprises un calendrier explicite et convaincant de l'internalisation à venir des externalités.  

Les législateurs européens ont justement décidé d’un ambitieux programme de transition écologique et d’intégration des enjeux sociaux dans l’activité économique ; ils ont jugé nécessaire de mesurer la performance des entreprises en matière de durabilité et de suivre leur contribution aux objectifs des politiques publiques. Avec le premier jeu d’ESRS, la Commission Européenne a confirmé l’engagement de double matérialité pris par le législateur et ce malgré d’intenses pressions industrielles et géopolitiques qui demandaient un alignement pur et simple sur les normes en développement au sein de l'ISSB. Alors que les ambitions doivent se concrétiser par des textes, la résolution du législateur est mise à l'épreuve et les preuves de recul se multiplient. Ces signaux nous invitent à avancer pour mettre nos réglementations et outils à la hauteur des enjeux contemporains.

 

Références

(1) « Comptabilité d’entreprise : « Exiger que la matérialité s’étende au-delà du domaine économique est en réalité simpliste » », Emmanuel Faber, Le Monde (10 oct. 2023)

(2) ESRS pour “European Sustainability Reporting Standards”

(3) Le centre de recherche appliquée EDHEC-Risk Climate Impact Institute explore les enjeux de la double matérialité en matière climatique pour aider les décideurs à gérer les risques financiers liés au changement climatique et contribuer à transformer les outils financiers pour accompagner la transition. Pour en savoir plus : https://climateimpact.edhec.edu/

(4) La lettre d’information d’Octobre 2023 d’EDHEC-Risk Climate comporte une interview en profondeur discutant des enjeux de matérialité en matière de durabilité, elle est disponible en ligne ”Sustainability reporting and material delusions

(5) Une version abrégée de cette interview est parue sous forme de tribune dans Investment and Pensions Europe le 13 octobre 2023, voir "Viewpoint: A response to ISSB’s Faber’s ‘triple illusion’ criticism of double materiality", par F. Ducoulombier.